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#11
Hiver 2023
 édito   BOUILLONS DE CULTURE
Sommet du col d'Aubisque, altitude : 1 709 mètres. Je domine le monde, ou plutôt la vallée d'Ossau avec une vue imprenable sur la chaîne des Pyrénées. Je suis fier comme Artaban d'avoir grimpé à la force de mes seuls mollets ce col hors-catégorie : 16,5 kilomètres à 7,1 % de dénivelé en moyenne. J'ai la pédale joyeuse avec mon beau paletot jaune sur le dos. Je peux foncer vers le col du Soulor (1 474 mètres) et ainsi basculer vers la vallée voisine en direction d'Argelès-Gazost, une station thermale où mes grands-parents venaient jadis séjourner chaque été. J'aime ces virées vélocipédiques sur les routes de mon enfance et du tour de France. Elles sont mes madeleines de Proust, celles qui à l'orée des « Cinquantièmes hurlants », me comblent et me rassurent. Le vélo a des vertus assurément tout autant tonifiantes qu'apaisantes.

Plus bousculé sera mon automne passé dans un brouillard numérique suite au piratage de mon compte Facebook. « De toute façon, ce réseau social est en perte complète de vitesse », me susurraient les uns. « Facebook, c'est que pour les vieux ! » se moquait ma fille Joséphine, bientôt 15 ans. Une chose est certaine, tous mes interlocuteurs étaient les derniers à renoncer à l'usage de ces réseaux si vilipendés mais si fréquentés au quotidien. Contraint et forcé à cette cure sans notifications, je m'y suis habitué. Seule contrariété de taille, celle d'être dans l'incapacité d'exercer mes droits pour récupérer l'usage de mon compte piraté et suspendu. Revers heureux de la médaille, celui de pouvoir se concentrer sur l'essentiel : le présent, le réel, le vivant et les gens.

Cela tombait bien car j'étais invité à plusieurs festivals de voyage et d'aventure. De Montpellier à Lorient, via Dijon, Nantes, La Rochelle ou encore Toulouse, j'ai ainsi multiplié les conférences et les animations. J'ai parfois dû faire le grand écart comme lors de cette conférence aux Écrans de l'Aventure à Dijon afin que mes trois invités puissent parler sciences, glaces, algues et course à la voile. Plus spontané fut mon entretien avec Tendi Sherpa, guide de haute montagne népalais. Nous avons parlé pêle-mêle d'Everest, d'ascensions, de performances, d'éthique et même de spiritualité. Mêmes bouillons de culture au Festival international du film et du livre d'aventure de La Rochelle. Au fil de plus d'une quinzaine de débats littéraires, j'ai interrogé ceux qui nous racontent avec des mots ou des dessins l'aventure. Les débats ont été passionnants et nourrissants. Dommage néanmoins que les festivaliers préfèrent encore le cinéma d'aventure (avec une salle de 800 places à guichets fermés) aux rencontres littéraires (80 spectateurs au mieux). Un déséquilibre encore plus frappant aux Rencontres Ciné Montagne à Grenoble. Dans le palais des sports se pressaient en effet chaque soir 1 500 spectateurs pour assister à des projections de films de montagne, mais ils n'étaient qu'une vingtaine à tout casser pour assister à une table-ronde autour de l'exploration. Les mots (sans images) sont pourtant puissants. La preuve dans la cité des ducs de Bretagne…

Je ne suis ni juge, ni flic, ni avocat, ni curé, ni psychiatre, et encore moins « coach » de vie mais j'ai pris une GROSSE claque ! Ce jeudi pluvieux de novembre, je suis sorti de ma zone de confort en donnant deux conférences à destination de publics dits « empêchés ». Le matin, j'étais à 8h30 pétantes à la maison d'arrêt de Nantes et en fin d'après-midi au centre pénitentiaire. Deux événements « hors les murs » du festival Nature Nomade organisés avec la complicité de la ligue de l'enseignement des Pays de la Loire. J'ai parlé au total à une cinquantaine de détenus de mon livre L'Échappée. Un titre un brin ironique, non ? Pas tant que cela finalement. Je me suis livré sans apriori, sans retenue ni arrière-pensée, mais avec détermination, clairvoyance et même fougue. L'univers carcéral est un monde résolument à part. Le matin, dans la maison d'arrêt surpeuplée (815 détenus en attente de jugement, un taux d'occupation de 153 %), la violence est d'abord verbale. Elle s'entend partout, elle se décèle également dans les regards. « Taisez-vous, c'est bien ce que dit le cousin ! ». Le caïd a parlé, les autres m'ont écouté. La partie était gagnée. L'après-midi, le climat était plus apaisé au centre de détention devant cette fois 25 hommes, condamnés à de lourdes peines, de retour de leur journée de travail. L'assistance m'écoutait sans broncher jusqu'à l'interrogation d'un détenu assis au premier rang : « Monsieur, je n'aurais qu'une seule question à vous poser : à quoi sert l'exploration aujourd'hui ? Est-elle toujours utile ? Merci de nous répondre en argumentant. Nous avons tout notre temps… ». Trop heureux devant tant de malice, j'ai répondu avec faconde en insistant sur mon vécu tout-terrain. J'ai aimé à mettre en lumière cette maxime qui m'est chère : « Seul celui qui a emprunté la route connaît la profondeur des trous ». Puissent ces prochains mois nous donner à voir autrement le monde, à écouter plus attentivement le vivant et à dialoguer (avec davantage de nuances) avec autrui, tout en continuant d'arpenter les ici et les ailleurs. Car, pour paraphraser un auteur-compositeur des plus prolifiques de la scène française : « Y'a que les routes qui sont belles, et peu importe où elles nous mènent, oh belle… ». Oh oui, belle et heureuse année 2024, donc !

Stéphane Dugast
#10
Automne 2023
 édito   MAUVAISE LANGUE
Open-space, conf call, slides, feedback, to-do-list, burnout… La langue de Molière est contaminée. Les anglicismes sont légion, et pire, très prisés des adeptes de cette « novlangue ». Le phénomène touche bien entendu le monde de l'exploration, des voyages et des curieux. Ainsi est né le staycation – une contraction de « to stay » (rester) et « vacation » (séjour) – afin de désigner un nouveau mode de tourisme, celui qui consiste selon le quotidien Sud-Ouest à partir en vacances dans sa propre région. Cette « touristification du quotidien » (toujours d'après ce journal) est même devenue un phénomène de société au point d'inciter le quidam à insérer toujours plus de loisirs dans les interstices de son emploi du temps afin de vivre des « micro-aventures ».

« Micro-aventures », voilà l'autre gros mot lâché. Un mot-valise à l'emploi abusif chez tous les « marchands du temple » spécialisés dans les activités de plein-air, terme désuet que je préfère à « outdoor » – un autre anglicisme qu'affectionnent les aventuriers modernes et leurs « public relations », comprenez leurs « attachés de presse », car l'aventure est désormais un business. Fichtre !

Revenons un instant au « stay-machin-bidule-cation ». Pour son lectorat (sûrement senior), le journaliste de Sud-Ouest s'est néanmoins voulu rassurant : on peut aussi parler de « locatourisme » tant les vertus de cette pratique sont écologiques et économiques. Finies donc les vacances avec de longs trajets en automobile, ou pire en avion. Un mode de transport victime lui aussi de bashing (je ne vais décidément pas m'en sortir). Un nouveau mot a d'ailleurs émergé concernant sa pratique : le « flygskam », un terme venu tout droit de Suède qui désigne dorénavant la honte émergente à prendre l'avion. Une conception si réductrice à mes yeux ! Lisez notre reportage pages 8-13 sur la folle épopée d'Air France, et vous verrez – je l'espère – l'histoire du transport aérien mise en perspective. Bien entendu, ce secteur n'est pas exempt de tout reproche, il doit impérativement réduire son empreinte carbone, mais utilisé à bon escient, l'avion continuera d'unir les humains et les cultures.

Économie versus écologie, le débat est lancé. L'autre soir, il a fait rage avec Hippolyte1. Ce prospère avocat d'affaires parisien était furibard contre mes reportages depuis 20 ans dans des contrées lointaines, dont le dernier à Clipperton, île-confetti de notre république perdue dans les limbes du Pacifique, à découvrir pages 18-21. J'ai eu beau arguer que je ne connaissais ni l'horaire des trains, ni celui des autobus pour m'y rendre, Hippolyte n'en démordait pas : j'étais un salaud de pollueur, un inconscient et un abruti. Compte tenu du contexte climatique, de l'urgence à agir et de la fin du monde, lui se démenait : il ne prend désormais plus l'avion, et ne mange plus de viande. Je ne conteste pas sa frugalité, je la loue, mais j'aime à dialoguer, et non pas à recevoir des leçons de morale quant à mes actes. La protection de la planète me concerne en premier lieu, même si mes actions sont sûrement encore trop timides et maladroites. L'heure n'est cependant ni aux émotions, ni aux injonctions, mais aux solutions et aux concertations. J'ai ainsi tenté de parler à Hippolyte d'économie circulaire. Il ne m'écoutait plus, bien décidé à couper net chacun de mes argumentaires. Désappointé et en colère moi aussi, je l'ai laissé repartir sur son vélo « non musculaire ». Nos arguties n'avaient guère fait avancer le débat, a contrario de mon ivresse. Le vin rouge bio, un Côtes-du-Rhône dans mon souvenir, était délicieux. Et ses tanins puissants.

Je n'ai pas revu Hippolyte depuis, mais j'ai rencontré d'autres gens, eux aussi préoccupés par l'état de santé de notre planète, comme Étienne Bourgois, cocréateur des expéditions Tara. Un homme de convictions, avec à ses côtés des marins, des scientifiques et des artistes engagés depuis 20 ans dans une collecte de connaissances pour une meilleure protection des océans. Je me suis aussi entretenu avec Jean-Louis Étienne, 72 printemps. Sur le pont de son bateau Persévérance, l'explorateur polaire m'a parlé de sa dernière navigation en Arctique, de la majestuosité des lieux, et de sa prochaine expédition dans l'océan Austral avec Polar Pod, son drôle d'engin.

Ces discussions, et d'autres, ainsi que mes lectures estivales, m'ont réconforté, et donné foi en l'être humain. Puissent les reportages de ce numéro collector vous nourrir en ce sens, et alimenter vos discussions. À la terrasse de la brasserie Le Square, mon QG à Paris 14ème, je ne désespère pas de recroiser Hippolyte pour parler avec lui sans fard (ni anglicismes) des beautés et des fragilités du monde, mais surtout des solutions pour demain. Car là est mon leitmotiv, celui de verser ni dans l'angélisme, ni dans le désespoir, mais dans le pragmatisme quant à la planète que nous léguerons à nos descendants. « Nous n'héritons pas de la terre de nos ancêtres, nous l'empruntons à nos enfants », a écrit avec à-propos Antoine de Saint-Exupéry, écrivain, poète… et pilote !

D'ici là, bel automne à tous, et restons forts,

Stéphane Dugast

1 : Le prénom a été modifié, selon la formule consacrée dans la presse.
#9
Printemps 2023
 édito   BEL ESPOIR
La bêtise est partout ! Elle inonde nos réseaux sociaux à renfort de titres ronflants, d'images aguicheuses et de propos à l'emporte-pièce. Pire, les campagnes de désinformation pullulent sur la toile, théâtre de débats souvent les plus puérils, voire malveillants. Tous les coups semblent permis. Dans cette course au buzz, d'autres phénomènes m'inquiètent, comme cette volonté, outre-Manche et outre-Atlantique, de réécrire certains romans – dont ceux d'Ian Fleming (James Bond) – au prétexte que les textes originaux ne sont moralement plus corrects, voire choquants pour certaines catégories, dont évidemment la jeunesse (bah tiens !). Je pense immédiatement à 1984, un roman philosophique et d'anticipation publié en 1949. Son auteur, George Orwell, y dessine un monde totalitaire dans lequel les idéologies ont triomphé de l'individu. Relisez-le ! Le penser-correct suscite la polémique (tant mieux), mais il fait des émules. Bigre ! Cela fait froid dans le dos, mais cela nous incite plus que jamais à la rédaction d'Embarquements de tracer notre sillage à contre-courant de ces pensées « positives ».

À rebours des effets de mode, nous ouvrons nos colonnes depuis nos débuts (2 ans déjà !) à ceux qui aiment à raconter avec des mots et des clichés un monde tous azimuts, sans simplisme, ni manichéisme. Ils sont photographes. Ils tiennent aussi souvent la plume. Ils sont jeunes ou moins. Ils sont Nikon ou Canon. Ils sont téméraires ou plus sages. Ils sont réservés ou forts en gueule. Ils ont tous en commun d'être à hautes sensibilités et de s'engager sur tous les terrains de notre globe, ailleurs comme ici. Force est de constater qu'ils nous racontent un monde ni noir, ni blanc.

L'enfer est d'ailleurs blanc pour Lucien Migné, l'un des reportages phares de ce numéro 9. Ce reporter freelance a débarqué à l'improviste dans les carrières d'Al-Minya. Au cœur du désert égyptien, il a rencontré de véritables forçats du calcaire. Eux n'ont de retraite ni à 62 ni à 64 ans, et encore moins de « régimes spéciaux » malgré la pénibilité de leur travail et la toxicité de leur environnement. Aucun syndicat ne les défend. Eux bossent seulement pour survivre, nous plongeant dans un Germinal moderne à la sauce Mad Max.

Habitué à surfer (au sens propre comme au figuré), Damien Castera s'est quant à lui rendu dans le berceau de la religion chrétienne, dans un pays riche d'une histoire deux fois millénaires, mais situé en zone à risque au carrefour des grands empires. « L'Arménie semble à nouveau condamnée à lutter pour sa survie », écrit-il. En adepte du reporter et écrivain Joseph Kessel (1898-1979) – dont on dit que le journalisme sous sa forme la plus noble accédait enfin à la dignité d'art – Damien témoigne de son époque à hauteur d'hommes, et d'un drame en train de se jouer avec un peuple en sursis. Notre monde n'est cependant pas que noir. L'espoir verdit grâce à Camille Lin, tout frais diplômé d'une école de journalisme, qui débarque dans une région paumée du Tadjikistan en quête de gens qui cherchent des solutions afin de concilier écologie et tourisme. Grâce à l'écrivaine Émilie Talon, l'espoir d'un monde meilleur renaît aussi. Direction cette fois, les hauts sommets d'Iran, avec une guide-alpiniste dont la voix n'est pas bâillonnée par un État plongé dans un obscurantisme effrayant. Le cocasse peut également se vivre comme une aventure. Croustillants sont parfois ses coulisses, comme le narre l'artiste baroudeur Pascal Bejeannin qui, flanqué de son monumental gorille en métal, ne débarque pas en terrain conquis, loin de là, dans le village « universel » de Mboka, au Gabon.

Vous le savez, nos sujets sont tous faits mains par des femmes et des hommes engagés. D'honnêtes gens animés par de solides convictions. Leurs « productions » et notre sélection font notre ADN, et notre modeste succès. N'hésitez pas d'ailleurs à parler de notre journal autour de vous, à abonner des amis, des proches ou des collègues. L'indépendance et la liberté se payent très cher en période inflationniste, tout comme le papier, dont le coût (+75% pour nous) a bondi. Nous ne vous parlerons pas de la distribution postale et de ses hic parfois.

À l'heure des « réécritures », des punch-lines, des invectives, des prouesses de Chat GPT (qui n'épatent que les ravis de la crèche) et des « ogres » dans les médias (dont un dénoncé par l'académicien Érik Orsenna), je ne résiste pas à l'envie de vous formuler trois recommandations printanières : Primo, éteignez vos écrans (lisez sur du papier), Secundo, donner (ou faites) l'amour (on ne le dira jamais assez), Tertio, prenez le temps d'aller dehors (le grand air inspire). L'intelligence artificielle ne nous sauvera pas, face à quoi, « l'espoir demeurera le pilier du monde ». Je fais nôtre ce proverbe zoulou.

D'ici là, restons forts et inspirés,

Stéphane Dugast
#8
Hiver 2022
 édito   ROI DU MONDE
Je rêve beaucoup en mer. Je suis même une machine à fabriquer les scenarii les plus improbables, mieux que Netflix et Amazon réunis ! Le plus souvent, mes rêves me ramènent à mon enfance heureuse et insouciante. Pourquoi ? Comment ? Là sont sûrement les ferments de l'homme que je suis devenu.

J'ai grandi à Saint-Étienne-de-Montluc, chef-lieu de canton, 5 000 habitants à l'époque, à 20 kilomètres de Nantes, entre bocage et marais. J'ai d'abord voyagé sur les hauteurs du Sillon de Bretagne. Ce territoire, c'était ma « jungle », comme dans les aventures de Kipling, Kessel et consorts. J'avais une grosse appétence pour les récits d'exploration. J'adorais aussi dévorer les albums de bande dessinée avec une préférence pour le reporter Tintin, les agents du contre-espionnage Blake et Mortimer ou encore le cowboy rebelle Blueberry. Tout ça a contribué à développer ma curiosité et mes envies d'ailleurs, d'autant qu'exceptées 2-3 semaines de vacances en France, je bougeais peu. Mes parents n'avaient pas de résidence en bord de mer ou à la montagne. Je me revois enfant en quête perpétuelle d'aventures à la Phileas Fogg. Perché dans notre cabane en haut d'un chêne, près des vignes et du moulin de mes grands-parents, je vivais la vie au grand air avec gourmandise, intensité et insouciance. Mes lectures, les films de guerre et les westerns de La dernière séance chantés par Monsieur Eddy nourrissaient mon imaginaire. Aux côtés de mon frère Yvonnick, de mes cousins Jérôme et Gildas, nous vivions les frissons de l'ailleurs par procuration. Nous étions tour à tour indien, cowboy, soldat confédéré, yankee, résistant ou chouan… Dans notre fortin, nous guettions l'attaque imminente d'un ennemi, prêts à riposter. Nous avions l'avantage du terrain. Nous dominions la Loire, les marais contigus et bien entendu le monde.

Dernièrement, un cliché vu sur la Toile m'a fait sursauter, il m'a rappelé d'autres années, celles de mon adolescence à Nantes. Avouons-le il y a prescription. Nous étions en 1990. J'avais 16 ans et l'envie folle de gagner un concours photo avec le copain Charles. Le tablier du pont de Cheviré qui relie le sud de la Loire-Atlantique à sa partie bretonne n'allait pas tarder à être posé. L'opportunité de prendre l'incroyable en photo était toute trouvée pour les ados que nous étions. Avec Charles, nous sommes donc allés « là-haut » avant que cet ouvrage ne soit finalisé et fréquenté par des voitures. Nous avons escaladé sans peine les barrières de chantier pour parvenir à la future route à l'une des extrémités du pont, rive droite je crois. Après quelques contorsions et une descente vertigineuse, dans mon souvenir toujours, nous nous sommes installés dans l'un des échafaudages bleus suspendus au-dessus du vide. La Loire limoneuse coulait à plusieurs dizaines de mètres sous nos pieds, des centaines de mètres, raconterons-nous a posteriori. Nous étions ainsi persuadés que nous allions faire des clichés inoubliables de Naoned (Nantes), notre ville natale, et gagner ce foutu concours. Bien entendu, nous n'avions ni casque, ni autorisation, ni équipement de sécurité et… ni parachute ! Nous ne nous sommes pas arrêtés là car ensuite nous avons filé à l'aéroport voisin qui s'appelait encore « Château-Bougon ». Nous nous sommes positionnés en bout de piste, sans autorisation toujours. Nous nous sommes allongés dans l'herbe pour prendre un autre cliché inoubliable, celui d'un avion au décollage. Nous étions inconscients mais si heureux de tant de créativité. Bien évidemment, au développement, nos photos étaient ratées, floues et sans intérêt. Personne ne nous avait appris les règles basiques de la photographie, mais nous avions vécu la fièvre de l'aventure… Si ma fille Joséphine m'annonçait pareilles expéditions, je serais fou d'inquiétude et de colère. Vieillirais-je ? Je n'ai finalement voyagé au long cours que tardivement. Je n'ai pris un long-courrier qu'en l'an 2000. Au culot, j'avais réussi à me faire accréditer afin de couvrir un événement du monde de l'aventure alors phare : le Camel Trophy, version nautique. J'ai ainsi découvert l'Océanie, les îles Tonga et Samoa, les mille et une nuances de bleu, les cocotiers et les alizés. J'avais 26 ans, je bouffais enfin le monde et les latitudes. J'étais Tintin-reporter. Vingt-deux ans plus tard, je continue de bourlinguer. Cette fois, je navigue sur l'océan Indien pour y vivre une nouvelle épopée à l'écart des tumultes de l'actualité, de la guerre en Ukraine, de la révolte en Iran et en Chine, et de cette coupe du monde au Qatar conspuée avant d'être adulée. Au milieu du grand bleu, mes pensées vagabondent. Pont numéro 9 du navire Agulhas II sur lequel j'ai embarqué pour raconter une mission océanographique avec les Explorations de Monaco, je repense à mes autres embarquements. Pourquoi tant vouloir désirer vivre la fièvre de l'aventure finalement ? Tiens, le soleil vient de disparaître de l'horizon, le ciel s'embrase. Mon imaginaire aussi. Je suis encore le roi du monde, enfin… de mes mondes.

D'ici là, restons forts et inspirés,

Stéphane Dugast
#7
Automne 2022
 édito   LA PÉDALE JOYEUSE
La chaleur était suffocante, le ciel bleu azur et le chemin poussiéreux. Parti depuis Paris à vélo 5 jours auparavant, j'arrivais enfin à proximité de ma destination finale ô combien symbolique. C'est pourtant sans prévenir, à l'approche d'un virage qui promettait de longer sa baie, que m'est apparue cette pièce phare du patrimoine culturel hexagonal. Le Mont Saint-Michel était là, lui le troisième monument historique le plus visité de notre pays, 608 421 visiteurs l'an dernier (contre 1,5 million avant la pandémie). Construit sur un éperon rocheux en l'honneur de l'archange saint Michel au VIIIème siècle, ce haut lieu de pèlerinage depuis le Moyen-âge culmine à 80 mètres d'altitude avec sa fameuse église abbatiale. Au loin, « la merveille de l'Occident » en impose tant elle paraît suspendue entre terre, mer et ciel. Logique dès lors que ces lieux soient célébrés dans le monde entier pour leur majesté millénaire. Sa baie large et lumineuse est également un enchantement pour le randonneur qui s'en approche.

Privilège octroyé cet été aux cyclistes, j'allais pouvoir emprunter à deux-roues (et sans mettre pied à terre) le pont-passerelle qui mène au pied du site. L'heure était donc à l'allégresse et à l'insouciance. Je roulais sur une départementale trop fréquentée – une portion de la voie verte était en travaux – quand un chauffard en mode Fangio m'a frôlé et bien failli m'envoyer au tapis. « Catachrèse ! Bachi-bouzouk ! ». Je jurais comme mon capitaine barbu de papier préféré. Ivre de colère, j'oubliais mes douleurs et pédalais à « toute berzingue » pour rattraper ce « crétin de Normandie » et l'invectiver. Je comptais le retrouver bloqué dans le trafic à l'approche du site emblématique, raté ! Le cabriolet Mercedes noir et son « moule à gaufres » de chauffard s'étaient évanouis dans la nature. Il ne me restait dès lors plus qu'à savourer la fin de cette nouvelle aventure accomplie depuis chez moi, à Paris, sur une voie cyclable baptisée « la Véloscénie ». Ce périple n'a certes rien d'un exploit sportif mais il constitue une véritable odyssée pour qui sait ralentir la marche du temps, produire des efforts et exercer ses sens.

L'aventure a été belle, et bucolique. À de rares exceptions près, je n'ai, en effet, roulé que sur des pistes aménagées, des voies vertes, des routes de campagne et des chemins forestiers, traversant ainsi la vallée de Chevreuse, le Perche, l'Orne et le bocage normand. J'ai pédalé, la truffe au vent, dans une France rurale, celle que j'avais imaginée, rêvée et fantasmée deux ans auparavant, lorsque j'avais traversé à deux-roues (et sans moteur) notre pays par sa « Diagonale du vide », de Dunkerque à Hendaye. J'aime le vélo. J'aime à pédaler et à voir défiler les paysages à vitesse raisonnable. Cette nouvelle aventure vélocipédique m'a permis de renouer avec le terrain (après des mois derrière un écran d'ordinateur à écrire). J'ai aussi renoué avec les plaisirs du bivouac et la vie sous toile de tente. Mention spéciale à mon matelas pneumatique ultraléger mais percé. J'ai repris goût à faire « escale » dans les bars-restaurants-pmu pour y remplir mes bidons d'eau fraîche mais également écouter les conversations de comptoir. J'ai eu chaud et soif. J'ai eu des coups de soleil et des coups de bambou.

« Cyclistes, fortifiez vos jambes
en mangeant des œufs mollets
 »
 Pierre Dac

J'ai alterné entre des moments de grâce, où mes jambes tournaient toutes seules, et des instants plus douloureux, lorsque cuisses, ischios et mollets se contractent. Le moral et le courage font alors le reste. Bref, le vélo longue distance est une allégorie de la vie avec une route à parcourir, des obstacles, des hauts, des bas, des peurs, des imprévus, des surprises, des déconvenues mais surtout des rencontres.

Heureux, satisfait et fier de conclure cette Véloscénie, je pouvais dès lors partir en vacances en famille. L'occasion de souffler, de siester, de nager, de lire, de profiter de l'instant présent mais surtout de se tenir à l'écart des réseaux sociaux et de ces autres activités connectées qui nous font perdre un temps si précieux. Comme un écho aux propos d'Isabelle Autissier, navigatrice-écrivain qui, suite à l'une de mes « questions-à-la-con-de-journaliste » (sic) sur l'au-delà lors d'une récente interview, m'avait répliqué du tac-au-tac : « Vous savez, le temps, c'est notre richesse à nous, les humains. Le reste, c'est de la foutaise ! ». Une philosophie que j'ai assurément fait mienne cet été. N'en déplaise au grand Léo, avec le temps, tout ne s'en va pas !

D'ici là, restons forts et inspirés,

Stéphane Dugast
#6
Été 2022
 édito   QUESTION DE SENSIBILITÉS
« Connaissez-vous des noms d'explorateurs ? D'aujourd'hui ? Ou du passé d'ailleurs ? — Eh M'sieur, oui… une femme en plus : Dora l'exploratrice ! ». Éclats de rire général dans la classe de seconde technologique du lycée Léon Blum au Creusot, où je tiens une conférence ce matin-là. L'heure est à toutes les curiosités. Intervenir ici en milieu scolaire n'est pas anodin, et même d'utilité publique. Troisième ville du département de la Saône-et-Loire – après Chalon-sur-Saône et Mâcon (la préfecture) – Le Creusot, 21 200 habitants environ, a jadis été une cité prospère grâce à son bassin houiller exploité dès le Moyen Âge, puis de façon industrielle à partir du XIXème siècle et ce jusqu'à l'orée du troisième millénaire. Depuis, cette agglomération de la Bourgogne du sud souffre économiquement et démographiquement parlant. Pour autant, des élus, des décideurs, des éducateurs et des citoyens s'activent et multiplient les projets comme celui du jour à l'adresse des adolescents.

Avec mes acolytes, Bruno et Julien, photoreporters et co-fondateurs de ce journal, ainsi qu'Hanicka, à l'initiative de ce projet éducatif, nous sommes les invités, et le « fil rouge » de deux journées en milieu scolaire consacrées à la sensibilisation et à la lutte contre les discriminations. L'occasion de parler à 350 collégiens et lycéens de notre métier, et plus spécifiquement du sujet des migrants. Le grand reportage se partage aussi dans le blanc des yeux, « histoire parfois de rallumer des étoiles », me plais-je à dire.

Là-bas, les lumières se sont, en revanche, éteintes pour elles. Elles qui étaient à l'honneur et en couverture de notre précédent numéro. Notre façon de mettre en lumière un pays oublié des médias, et de faire écho à l'obligation récente qui leur a été imposée de devoir dorénavant porter un voile intégral en public. Elles, ce sont les femmes afghanes. Premières cibles de la doctrine des talibans, elles voient leurs acquis chèrement gagnés réduits à néant par les maîtres de leur pays. À leur retour au pouvoir l'été dernier, les talibans avaient pourtant promis de se montrer plus souples et plus tolérants en la matière. Ils ont renié leurs engagements. L'histoire se répète, et l'issue est dramatique. Ne les oublions pas !

Ne verser ni dans le simplisme, ni dans le manichéisme, et encore moins dans le conformisme, tel est notre leitmotiv d'Embarquements, la preuve dans ce numéro 6. Direction la Russie, afin de nous intéresser non pas à Poutine (et sa clique) mais à un peuple opprimé : les Saamis de la péninsule de Kola. Eux qui se sont mieux adaptés au blizzard qu'au communisme, eux dont le pouvoir a voulu éradiquer toutes les traditions. Grâce à l'œil de Natalya Saprunova, opportunité nous est ainsi offerte de découvrir ce peuple fier de sa culture, mais aussi de vivre dans la modernité, comme en atteste d'ailleurs notre couverture colorée et lumineuse. Un grand reportage signé d'une trentenaire venue elle aussi de l'Arctique russe, et formée au photojournalisme en France. Citoyenne du monde, Natalya est une photoreporter qui affectionne les sujets de société, d'ici et d'ailleurs, liés à l'identité, à la jeunesse, à l'immigration, à l'environnement et à la spiritualité.

Avec Michel Izard au Botswana, Jean-Christian Kipp en Ukraine ou encore Volodia Petropavlovsky aux États-Unis pour ne citer qu'eux, nous faisons nôtre la devise d'Albert Londres, grand reporter et modèle en son genre : « Notre métier n'est pas de faire plaisir, non plus que de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie ». Avec le journal Embarquements nous incombe, en effet, la mission de vous « éclairer » autrement sur un monde certes fragmenté, mais où subsistent heureusement des « îlots de lumières », et des raisons d'espérer. Une question de sensibilités en somme.

En photographie, la sensibilité à la lumière se mesure et se corrige. Elle est de surcroît une donnée essentielle pour assurer la meilleure exposition, et réaliser des images lisibles, compréhensibles. Une allégorie parfaitement raccord à notre état d'esprit du moment, vaillant et conquérant. Nos métiers-passions nous portent, comme les rencontres que nous faisons sur tous les terrains, et qui nous réservent des surprises.

Au lycée Léon Blum, un élève a d'ailleurs eu une réponse percutante : « L'exploration, c'est quoi ? C'est aller là où les autres ne vont pas. C'est aussi conquérir le cœur des hommes, mais surtout faire du bien avant qu'il ne soit trop tard ».

Thèse, antithèse, synthèse. Vous avez 2 heures avant que je ne ramasse les copies. D'ici là, restons forts et inspirés,

Stéphane Dugast
#5
Printemps 2022
 édito   SOLEIL NOIR
4 décembre 2021, 2h50 du matin. Il fait plein jour, été austral oblige. Bien emmitouflé dans ma doudoune orange, je fais le pied de grue sur le pont n°9 à l'avant du Commandant Charcot, navire fleuron de la flotte Ponant. Malgré notre latitude, l'océan n'est pas encore encombré par les glaces. L'heure est matinale et le froid piquant (5°C), mais l'ambiance est déjà agitée sur les extérieurs du brise-glace. Journaliste et astronome réputé, Serge Brunier fait quant à lui les cent pas avec la tête des mauvais jours. « Ce temps gris, c'est la guigne ! Le plafond nuageux est trop bas pour garantir une exposition optimale », maugrée celui qui, depuis quatre décennies, passe sa vie à chasser les éclipses solaires partout dans le monde. Deux ponts plus bas, devant ses consoles de navigation, le commandant Étienne Garcia tente de faire bonne figure. Il a, en effet, tout tenté, adoptant même pour l'occasion la devise guerrière « Qui ose gagne » dans le but de naviguer le jour J, à l'heure H, au cœur d'une bulle sans nuages, « la seule possible et accessible pour nous dans le coin », selon lui. Son audace n'a finalement pas payé. Pire, les modèles météorologiques d'ordinaire si performants l'ont trahi. Tant pis, le capitaine chevronné se plie aux éléments. Nos lunettes en carton « spéciales éclipse » resteront dans nos poches.

Malgré ce coup du sort, nous allons assister, à 4 heures 08 minutes précises, à un phénomène rare, et seulement observable en cette fin d'année 2021 en plein océan austral au nord-est de la péninsule Antarctique, une région inhabitée et inhospitalière du globe. Face à la proue du bateau parfaitement positionné, nous allons finalement pouvoir contempler une éclipse solaire totale, et ce malgré l'épais voile nuageux. Ainsi va surgir le « soleil noir », plongeant Le Commandant Charcot dans une épaisse obscurité, avant que la lumière ne revienne au terme de « 96 secondes d'un spectacle dantesque », selon le commandant Garcia, les yeux encore brillants d'excitation. Quant aux passagers, ils commenteront à l'envi des heures durant la variation subite de lumière accompagnée d'une chute vertigineuse du thermomètre bientôt suivie de précipitations neigeuses. Pour Serge Brunier, lui « l'obnubilé du ciel, de la cosmologie et des galaxies lointaines » (de son propre aveu), un détail l'a frappé : « le vol erratique de six chionis blancs, une espèce d'oiseaux endémique, complètement désorientés à quelques minutes de l'événement, au point de se poser sur le toit du bateau pour assister comme nous à l'éclipse ». Dame-Nature n'en finira donc jamais d'étonner Serge-le-spécialiste. Pour lui, ces 96 secondes auront finalement duré une éternité. Pour moi aussi.

« Ô sublime Pachacamac !
Je t'adjure de manifester ta toute-puissance !
Si tu ne veux pas de sacrifices,
voile ici, devant tous, ta face étincelante…
 »
 Tintin dans Le Temple du Soleil

Depuis des millénaires, les éclipses solaires totales fascinent logiquement les hommes. J'ai fait connaissance avec ce phénomène céleste grâce à l'album BD Le Temple du Soleil. Souvenez-vous : Tintin, Haddock et Tournesol sont faits prisonniers par une tribu d'Incas. Ils doivent même être sacrifiés sur un bûcher pour le dieu Pachacamac, fils du Soleil et créateur de la Terre. Heureusement, le reporter à la houppette a plus d'un tour dans son sac. Il sait que va bientôt survenir une éclipse grâce à une page de journal tombée de la poche du capitaine Haddock, « Mille millions de mille sabords ! ». À l'instar de nombreux gamins, les albums d'Hergé m'ont d'abord fait rêver avant de m'inciter à briser à mon tour les frontières et à vivre les beautés du monde in situ et in palpu. « Faites que le rêve dévore votre vie afin que la vie ne dévore pas votre rêve ». J'ai fait mienne la philosophie du Petit Prince de Saint Ex'.

Osez l'aventure ! Elle n'est pas seulement l'apanage d'une clientèle de touristes privilégiés embarqués dans une « croisière-expédition » à destination de l'Antarctique. L'aventure est partout ! Tenez, concernant les prochaines éclipses solaires totales près de chez nous, rendez-vous le 12 août 2026 dans le nord de l'Espagne, et le 3 septembre 2081 en France. Cette éclipse totale (d'une durée estimée à 333 secondes) sera la première à traverser notre métropole, de la Bretagne et Normandie jusqu'en Bourgogne-Franche-Comté et en Alsace. La suivante (215,8 secondes) surviendra le 29 septembre 2090, allant cette fois du nord de la Bretagne pour finir au-delà de Paris. La Nasa est formelle, et ses prédictions jugées ultra fiables.

D'ici là… Restons forts et inspirés !

Stéphane Dugast
#4
Hiver 2021
 édito   L'IVRESSE DE L'AVENTURE
J'ai la « gueule de bois », et pas qu'un peu. Mon mal à la caboche est si puissant que je ne peux plus bouger, à moins d'avaler fissa un gramme de Doliprane. L'apaisement est immédiat. Sous ma couette, j'enrage néanmoins de ne pas avoir été plus raisonnable la nuit précédente. Ma dernière soirée au festival Les Écrans de l'Aventure a été endiablée. Trop de verres, trop de mélanges et 4 heures de sommeil me plombent le corps et l'esprit. Je ne peux rien avaler au risque de tout dégobiller, fâcheux ! Il me faut cependant réagir, car je dois configurer mon vélo « Raymond » en mode randonneur. Je répète des gestes oubliés, pourtant accomplis durant tout un été. J'accroche mes sacoches à mon cadre, à ma fourche et sous ma selle. Je vérifie mes freins puis la pression de mes pneus. Comme un automate, j'enfile ensuite mes vêtements de cycliste, dont un maillot jaune trop moulant. Midi, je sors enfin de ma tanière, convaincu que mes camarades du festival doivent être déjà tous partis. Raté ! Mon départ n'en sera que plus joyeux, voire rocambolesque. Car 20 secondes après mes au-revoir, une bouteille d'eau minérale mal arrimée à mon cadre manque de me faire chavirer. Le ridicule ne tue pas, non, il fait tordre de rire mes amis goguenards. Je savoure néanmoins l'instant présent, trop heureux de me dire que je vais enfin boucler ma traversée à vélo en diagonale de la France, et ce en réalisant l'unique tronçon pour lequel j'avais pris un moyen de transport mécanisé, en l'occurrence un train. Osez l'aventure ! Elle est à portée de chacun, qu'importe son physique, ses finances et ses envies.

« Ceux qui font du vélo savent que dans la vie, rien n'est jamais plat »  René Fallet

Sur ma selle, la suite de ma journée sera plus calme. Avec Raymond, 4 heures durant, je vais pédaler sur une voie royale, celle des grands crus de Bourgogne. Chenôve, Marsannay-la-Côte, Gevrey-Chambertin, je traverse à vitesse d'escargot les vignobles de la Côte de Nuits. Savigny-lès-Beaune, Pommard, Meursault, j'enchaîne à un train de sénateur les chemins vicinaux de la Côte de Beaune. En fin d'après-midi, je bascule dans le département de la Saône-et-Loire. Changement de décor, aux vignes succèdent des champs. Première victoire symbolique, je boucle ainsi ma traversée à vélo du département de la Côte d'Or. Tout cela me réconforte dans l'idée que respirer la liberté à pleins poumons ne nécessite pas de grands moyens : un vélo et de la motivation ! Mon corps et mon esprit enfin en harmonie, je décide de vivre chaque seconde avec gourmandise et intensité. J'ai tout le matériel pour bivouaquer mais je décide de passer la nuit au chaud. Au Formule 1 de Montchanin, je compte me reposer, manger et bien dormir. Résultat, je suis impatient d'avaler les bornes le lendemain. Comme la veille, j'emprunte des portions de la D974 qui longe un canal avant de découvrir, heureux comme un gosse, des tronçons impeccablement fléchés de La Scandibérique. L'Eurovélo n°6 offre à tous ses usagers l'opportunité de rouler sur des routes peu fréquentées. Je vais dès lors savourer ces moments de tranquillité à pédaler loin des tumultes de notre société connectée souvent hystérique. Mon cœur va même sursauter à la vue de 2 biches puis de 5 hérons cendrés. J'ai fantasmé cette France du sauvage quand j'ai envisagé de pédaler dans la France en diagonale. Bientôt midi, Paray-le-Monial et ses nombreux clochers sont en vue. Kilomètre 144, je déboule à la gare SNCF déserte. Je suis de retour là-même où j'ai débarqué 14 mois auparavant en provenance de Dijon via un TER alors chargé de cyclo-randonneurs. Je peux rentrer à Paris l'esprit apaisé : j'ai réussi mon défi, celui de traverser intégralement notre pays à bicyclette, et ce à la seule force de mes mollets et de mon mental. Il est temps de détacher du cadre mes sacoches, mes deux roues, ma selle et sa tige. Je fourre Raymond ainsi désossé dans sa housse de transport. J'enfile un tee-shirt crasseux par-dessus mon maillot jaune qui pue la transpiration. Je remets un foutu masque. Voilà, j'en ai fini de mon odyssée à travers La France Réenchantée. J'ai la pédale joyeuse. Je me suis offert une tranche de liberté à rebours de l'ère du temps si propice à canaliser les envies d'ailleurs. Dans le TGV, les paysages défileront bientôt à près de 300 km/h. Étranges sensations, l'ivresse de l'aventure sûrement.

Restons forts et inspirés !

Stéphane Dugast
#3
Automne 2021
 édito   LE MAGNIFIQUE
Je saturais d'aventuriers. J'en avais marre de L'As des As, ce gendre idéal toujours prompt à publier chaque jour sur ses réseaux sociaux la photo parfaite de son expédition. Il y avait aussi Le Guignolo, celui parti traverser à pied des régions sauvages avec des médicaments dans sa besace pour soigner la misère du monde. Quant à L'Alpagueur, il était devenu ma tête de Turc. J'en soupais de ses clichés, muscles bandés et tatouages exhibés, narrant à coups de posts et de stories sur Instagram moins ses périples que son quotidien insipide. Le Doulos !

Le professionnel avait également surgi dans ma vie. Lui a une gueule, du charisme et surtout une aventure spectaculaire à vendre. Une qui va le propulser sur le devant de la scène et lui permettre de dérouler son business model. Lui aussi doit se montrer partout, jouer des coudes et du réseau, quitte ensuite à en oublier des fondamentaux. Moins requin avait été L'Héritier, à qui rien ne peut normalement arriver. L'Incorrigible avait quant à lui été plus malin, préférant d'entrée de jeu me flatter. Oui, bien sûr, j'étais Le Professionnel le plus talentueux du milieu, ou plutôt du marché. Lui avait besoin de ma plume pour écrire son prochain livre. Sa vie était d'ailleurs digne d'un roman d'aventures. Bien entendu, nous allions partager les gains colossaux des ventes de "notre" futur best-seller. Quant aux pourcentages, la promesse était plus vague. Comme Un singe en hiver à qui l'on n'apprend plus à faire des grimaces, je n'avais alors plus répondu à ses incessantes relances. De toute façon, lui voyageait tous azimuts tandis que je partais en Week-end à Zuydcoote faire du char à voile le long de la mer du Nord. Ainsi donc, de nouveaux aventuriers 2.0 étaient devenus Les Acteurs incontournables du milieu, et moi Le Marginal. Né au mitan des années 1970, j'étais déjà has-been avant d'avoir été. La Scoumoune, oui ! Les Morfalous et autres bâfreurs, boustifailleurs, gloutons, goinfres et fabricants d'aventures me ringardisaient définitivement.

À bout de souffle, j'ai pris la tangente cet été. Direction un bout de l'Europe, cap sur les Balkans et la Slovénie pour m'aérer les neurones. Au Robinson River Camp, dans le nord-ouest du pays, j'ai été gâté. Là-bas, dans ce site sans électricité, ni eau courante, ni douche chaude, et encore moins de wi-fi, le temps s'est égrené autrement. Tout cela au bord d'une rivière, d'une forêt… et d'un champ de cannabis ! Même sans fumer, un détail m'a intrigué dès mon arrivée : la présence en hauteur d'immenses filins recouvrant un quart du terrain. Était-ce pour dissuader les parapentistes d'atterrir ici ? Le cerveau en ébullition, j'étais perdu dans mes pensées quand il a surgi de sa cabane, sans faire "toc, toc, badaboum…". L'approche a été plus furtive, et d'abord silencieuse. Le visage émacié, le nez aquilin, la silhouette fine, le cheveu court, le regard pénétrant, la cinquantaine alerte, il avait tout de l'ancien militaire, et même du "barbouze". "No speaking English but Russian and Slovenian" m'a-t-il lancé dans un anglais râpeux à souhait. Il allait être a priori difficile de se comprendre. L'euro est heureusement un langage universel. Mon hôte s'est alors montré un brin plus prolixe. Le cannabis du champ voisin était cultivé pour un usage médical. Quant aux filins métalliques, il s'agissait d'antennes relais. Alexander était russe et slovène mais surtout radioamateur, et donc pratiquant d'un loisir qui consiste à établir des liaisons radio avec d'autres passionnés disséminés dans le monde entier. À l'heure des connexions à haut débit et du "m'as-tu-vu" numérique, j'aime ces anachronismes et ces gens à rebours de leur temps. Le dernier matin, avec Alexander nous sommes partis assister au lever du soleil dans ses montagnes. L'instant magique incitait à la contemplation et au silence. Le Magnifique est décidément partout à condition de savoir déconnecter. Bébel-ement vôtre.

Restons forts et inspirés !

Stéphane Dugast
#2
Été 2021
 édito   LA DANSE DES ÉTOILES
La D902 est déserte ce soir-là. Il est 21 heures, et c'est couvre-feu en Savoie comme ailleurs. Autour de moi, la pénombre a gagné tous les versants de la montagne, donnant au paysage une atmosphère digne d'un polar. Quant à mon autoradio, il crachouille trop souvent au point de m'inciter à couper définitivement le son. Cela tombe à pic car vient de s'achever un débat sur le woke (« éveillé » en bon français), un mouvement dont le leitmotiv est de maintenir un état d'éveil face à toutes les injustices et toutes les inégalités comme le racisme, le sexisme ou l'environnement. De nobles ambitions sur le papier sauf que prévalent apparemment le plus souvent sectarisme, simplisme et manichéisme. Des « isme » que j'abhorre en homme libre et curieux de tout. La réalité est toujours plus nuancée.

Sur la route, mon esprit continue néanmoins de s'échauffer, et ce malgré les vitres que j'ai ouvertes afin de faire souffler un air glacial sur mon crâne, histoire ainsi de rester éveillé (à ma façon !). Il faut dire que je viens de m'enquiller près de 1 200 kilomètres. La Bretagne, Dinard et les bords de la Rance ne sont d'ailleurs plus que de lointains souvenirs. Quant à ma route, elle s'est sérieusement cabrée depuis Bourg-Saint-Maurice, m'obligeant à suivre des virages en épingle à cheveux, et m'imposant de facto une vigilance absolue. Direction la station de Val d'Isère, 1 850 mètres d'altitude en bas des pistes. Je pars là-haut pour officier comme « Monsieur Loyal » d'un événement réputé dans le milieu : le Festival international du film Aventure & Découverte. Malgré un contexte sanitaire anxiogène, les organisateurs ont tenu bon, bravo ! De mon côté, je n'en mène pourtant pas large. Je pars y remplacer un homme de plume et d'action, qui excelle sur scène lors de chacune de ses interventions. Le public raffole de ses bons mots, de ses références littéraires et philosophiques, de ses anecdotes et autres aphorismes, qu'il a le secret de balancer avec tact et à propos. Écrivain-voyageur adulé, Sylvain Tesson est une « vedette ». Lui succéder est un cadeau empoisonné.

Les pensées se bousculent dans ma tête à mesure que je m'approche de « Val » comme disent ses habitués. Subitement, à la sortie d'un tunnel je manque de faire un tout droit dans le ravin voisin afin d'éviter une grosse pierre tombée de je-ne-sais-où au milieu de la route. La traîtresse, si près du but… La suite aurait dû s'écrire au plum', bien au chaud sous la couette. Malgré une immense fatigue, je ne trouve pas le sommeil. Pire, mon cerveau est en ébullition. Je décide alors de partir marcher dans la nuit. Presque à tâtons, je descends la petite route qui me mène en contrebas de la face de Bellevarde. La lune est trop timide pour laisser deviner ses pentes abruptes. Les sommets sont eux aussi invisibles, et encore insondables. Les pieds dans la neige et le nez dans la voûte céleste, je respire à pleins poumons, savourant tout simplement l'instant présent. J'oublie mes 12 heures de route, France Inter que j'ai écouté toute la journée, les partisans du woke ou ceux de l'écriture inclusive, un autre sujet qui me taraude, tant cette écriture nouvelle prétend lutter à bon escient contre la domination du masculin sur le féminin. Balivernes ! Là encore, simplisme et bon sentiment font mauvais ménage, occultant des pans entiers de nos particularismes. L'ère est à l'hygiénisme de la pensée, beurkh !

Le froid piquant et vivifiant va heureusement calmer le flot tumultueux de mes réflexions. Il est temps maintenant de rentrer au chalet. Demain, et les jours suivants, j'ai à interroger des gens qui aiment à explorer les ailleurs (et de plus en plus les ici). Dans ce numéro 2 d'Embarquements, ils sont amplement mis à l'honneur, des plus médiatiques aux plus anonymes. Là est notre voeu le plus cher, celui de vous proposer de découvrir « le monde tous azimuts » pour piquer votre curiosité et pourquoi pas « rallumer les étoiles ». Cet été, au bivouac, la nuit nous appartiendra enfin, et c'est tant mieux !

Restons forts et inspirés !

Stéphane Dugast
#1
Printemps 2021
 édito   LE SENS DE L'HISTOIRE
Avec audace, et un brin d'inconscience (diront les esprits les plus persifleurs), nous nous lançons dans cette nouvelle aventure éditoriale, forts de 20 ans de métier dans l'image et dans le récit.

Certes, l'univers de la presse va mal, les actualités du monde sont anxiogènes, mais nous avons eu à cœur avec ce premier numéro d'Embarquements (et les trois suivants) de vous proposer pour l'année 2021 une nouvelle fenêtre sur « le monde tous azimuts ». C'est pour nous un défi stimulant d'autant que l'on mesure mieux, depuis notre campagne participative sur Ulule (un vrai succès, encore merci à vous !), votre soutien, votre générosité mais surtout vos attentes. Bien entendu, nous tiendrons tous nos engagements, dont acte ! Pour l'heure, il y a l'Histoire, celle avec un grand « H », et pleins d'histoires qui ne s'écrivent pourtant jamais en minuscules.

La première sera féérique si l'on découvre bientôt de la vie sur Mars ou ailleurs, mais pour l'heure, elle est souvent tragique comme au Tigré, aux confins de l'Éthiopie, où la population civile, privée de tout et menacée de famine, est la première victime des combats entre armées indépendantiste et gouvernementale. Une histoire poignante que nous raconte le photoreporter Nicolas Cortès. Il a passé plusieurs semaines sur place, et il nous ramène un « grand reportage » à l'ancienne, fidèle à la maxime d'Albert Londres : « Notre métier n'est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie ».

Des histoires glaçantes, nous vous en proposons également comme celle de Romain Vandendorpe, désireux de battre un record du monde d'immersion dans les glaces. Un défi inutile ? Pas vraiment, l'aventurier nous explique brièvement pourquoi.

Lui aussi s'est battu avec le froid, mais pendant 51 jours, là-bas seul et sans ravitaillement au cœur de l'Antarctique, à destination du pôle sud géographique. Au-delà de sa gueule d'ange, Matthieu Tordeur, l'ex-benjamin de la Société des Explorateurs Français, narre à sa manière la grande aventure, ses valeurs et ses coulisses dans une société médiatisée qui n'a pourtant tendance qu'à retenir l'exploit et les paillettes.

Oui, nous affectionnons les gens de terrain et le passé (celui qui éclaire notre avenir) et nous nous sommes intéressés à une dynastie. Les Piccard, grand-père, père et fils, ont exploré notre planète, du ciel aux abysses, en quête chacun de défis mais surtout de progrès et de sciences. D'autres histoires en lien avec la Nature ne nous ont pas laissés insensibles, à commencer par la quête du sauvage de Camille Poirot, un jeune photographe, qui aime à arpenter, été comme hiver, ses si chères Pyrénées. Parce que la montagne, ça nous gagne, nous n'avons pas oublié l'autre grand massif français avec les Alpes. Pleins feux sur le téléphérique de l'Aiguille du Midi, le plus haut d'Europe, un lieu d'ordinaire fréquenté chaque année par plus de 800 000 visiteurs. Mais ça, c'était avant…

Là-bas, la nature est quant à elle farouche, sauvage, puissante et indomptable, comme à Cherrapunji en Inde avec ses ponts en lianes, ou sur l'atoll de Clipperton, un confetti de notre république mais surtout une île sentinelle du climat de notre planète.

Stéphane Dugast


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