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Pourquoi dès lors écrire ? Pourquoi voyager ? Pourquoi aussi explorer ? « Parce qu'elle est là ! » avait un jour répondu du tac au tac l'alpiniste George Mallory en désignant la montagne qu'il devait grimper. Cette citation résume l'essence même de l'exploration, cette invitation vers l'inconnu et ce défi parfois dangereux. Une définition conforme à mon état d'esprit et à mon besoin d'aventures. Ah, tiens, l'aventure, un mot devenu valise tant ses significations sont nombreuses et parfois vaporeuses. « Chaud bouillotte » sur le sujet, je vous propose de convoquer séance tenante un tribunal imaginaire des mots afin de tenir un procès inédit, celui du prévenu « Aventure ». L'audience est ouverte… « Prévenu Aventure, levez-vous ! Veuillez d'abord décliner vos origines… – Elles sont latines, monsieur le Juge. Elles remontent à l'Antiquité. C'est un emprunt au terme adventura désignant « ce qui doit arriver », un dérivé du verbe advenire « arriver, se produire ». – D'où votre caractère turbulent ? – Oui, je suis par définition « ce qui arrive inopinément à quelqu'un, ce qui advient par hasard, par accident ». Et cela remonte à loin. Dans les romans de chevalerie, je suis même une « action, entreprise hasardeuse et extraordinaire ». – De vous, on peut donc attendre le mauvais comme le bon. – C'est ainsi, monsieur le Juge. Je suis heureusement une notion qui interroge aujourd'hui nos contemporains ! Je les interroge sur les liens qu'ils établissent avec l'espace, le temps et même la mort. – Bigre, mais encore… – Saviez-vous que chaque être humain cherche dans sa vie in fine la sécurité et la sérénité, tout en abhorrant les instants de déstabilisation ? Je suis sans aucun doute la négation parfaite de la sécurité et du confort. – Tout ça fait de vous un dangereux récidiviste… – Avec moi, on peut être tué, voire dévoré, mais auparavant on aura dû lutter et livrer un âpre combat. Pour autant, si l'on maîtrise le jeu et qu'on apprécie le risque, je peux être exemplaire parce que je suis le piment de toute vie humaine. Pour les esprits les plus libres, je réponds même parfaitement à leur goût pour le jeu et l'ailleurs. Et je peux même être promesse de gloire… – Et ce sont là les activités illicites que vous menez ! – Non, car sans moi pas de péripéties palpitantes. Je suis la promesse, en creux, pour chaque terrien de vivre un voyage exaltant et enrichissant autant sur le plan intellectuel que psychologique, voire spirituel. Comme le vantaient les philosophes stoïciens, j'invite à épuiser le champ des possibles. Je suis aussi l'impatience du lendemain. Je n'aime rien tant que les pages blanches de l'existence pour les remplir. J'aime les commencements et les partances. – Votre définition est finalement toute prosaïque… – L'aventure, c'est aller de l'avant, en avant. Cela me fait penser à cet aphorisme du Talmud si à-propos : « Comme le saumon, l'Homme n'est jamais autant lui-même que lorsqu'il remonte le courant ». J'offre donc à mes adeptes d'être à rebours du consensus paresseux. Je suis là pour leur permettre de fuir loin du prévisible et de rompre avec le quotidien si fade et insipide, tout en leur offrant un combat de taille : celui de se coller au réel, et même de l'affronter. – Est-ce là tout ce que vous avez à dire pour votre défense ? – Dernière chose, la véritable aventure n'est incontestablement pas un sport extrême, ni une course aux records. Non, tout est finalement question avec moi de regard. – Vaste programme, vous pouvez vous rasseoir… – Je ne peux pas monsieur le Juge, c'est toujours debout que je me meus, question de principe. (Brouhaha dans la salle d'audience) – Silence, sinon je fais évacuer la salle. Suite de l'audience lors de la prochaine séance… » Oui, épuisons le champ des possibles. Vivons l'impatience du lendemain. Vous pouvez désormais éteindre vos écrans. Et comme les saumons, remontons le courant, qu'importent les rapides et les pièges ! L'aventure n'en sera que plus belle. D'ici là, restez forts et inspirés, Stéphane Dugast
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à lire en page 2 du journal Embarquements n°12 en savoir plus : lowtechlab.org | biosphere-experience.org |
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à lire en page 3 du journal Embarquements n°12 en savoir plus : librairiegeosphere.com |
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Durant l'été 2023, je suis parti en Éthiopie pour constater la situation du Tigré. La guerre entre le Gouvernement fédéral et les indépendantistes tigréens avait pris fin 6 mois plus tôt. J'ai travaillé en compagnie d'Aregawi, mon fixeur, dont je préfère taire le nom de famille. D'ordinaire il est guide touristique, mais depuis 3 ans, il n'a plus l'occasion d'exercer son travail. La mort de son père, pendant le conflit, lui a donné une bonne raison de m'aider dans mon enquête. Le 21 juillet, je me rends à l'église d'Abuna Aregawi, à Adoua. Réveil à 5 heures 30 pour rejoindre le site sacré en tuk-tuk. Sur la route, les fidèles se font de plus en plus nombreux, ce qui m'incite à continuer à pied pour prendre mes premières photos. Ils revêtent des châles en coton blanc, et convergent comme des pèlerins. Il n'y a plus qu'à les suivre. Ce jour-là, comme la plupart du temps, je travaillais avec un Sony Alpha 7 III, et un 24-105 mm… mon « couteau suisse ». Du reste, j'avais laissé un autre boîtier à l'hôtel, par sécurité. C'est une messe. Des milliers de gens commémorent Abuna Aregawi, l'un des 9 saints fondateurs de l'Église orthodoxe éthiopienne. Ce rendez-vous revient le quatorzième jour de chaque mois du calendrier éthiopien. Dans notre calendrier grégorien, il correspond au vingt-et-unième jour. D'ailleurs l'horloge aussi est différente, ce qui m'a coûté quelques malentendus ! À droite de la photo, devant la petite église, un prêtre officie pendant 1 heure 30 devant une foule convaincue. Au deuxième plan s'érige une nouvelle église, plus grande, en béton. Dans le ciel du matin, le soleil perce d'épais nuages, dessinant un superbe rayon lumineux. L'instant, qui n'aura duré qu'une trentaine de secondes, suffit à évoquer une « présence divine »… en tout cas, ce pourquoi les fidèles sont ici rassemblés.
Que la foi chrétienne y est bien plus fervente que chez nous ! Au Tigré, et en Afrique de manière générale, c'est une religion actuelle et assumée. J'ai eu l'occasion d'assister à d'autres cérémonies religieuses au Tigré, et c'était toujours aussi fort. Avec l'Église orthodoxe éthiopienne, j'ai même l'impression de revenir au christianisme des premières heures. Je me souviens de l'église d'Abuna Yemata, installée dans une caverne à flanc de corniche. Elle abrite des fresques du XVème siècle, mais également une bible en peau de chèvre datant du VIème siècle. Elle surplombe le village de Koraro où 19 paysans ont été tués par l'armée fédérale éthiopienne. Là comme ailleurs au Tigré, les malheurs de la guerre ont exacerbé la foi religieuse. J'étais le seul blanc, mais j'ai pu aller et venir dans la foule sans souci. Je me souviens notamment d'une famille en train de prier debout. Je m'approche d'eux, et sans discuter, je comprends qu'ils consentent implicitement à ce que je les photographie. L'une des femmes porte des nattes plaquées sur le crâne, une coiffure éthiopienne chargée de significations sociales. Quant à sa voisine, elle est particulièrement émue par la cérémonie, ses mains entrouvertes près du menton. Alors je me suis baissé pour travailler en contreplongée, essayant de cacher les fils électriques qui trainaient à l'horizon pour mieux rendre grâce à cette famille, en toute humilité. Le nombre de morts durant la guerre, fusse-t-il estimé à 600 000 par l'Union Africaine, est dur à concevoir pour le quidam. Je n'ai pas pu m'entretenir avec cette famille et je ne sais donc pas ce qu'ils ont traversé. Je souhaite évidemment que le peuple tigréen guérisse de ses blessures, et que la paix s'installe durablement en Éthiopie. Mais pour l'heure, la crise alimentaire qui touche la région Nord du pays révèle des acquis fragiles et un avenir incertain. propos recueillis par Julien Pannetier
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à lire en page 12 du journal Embarquements n°12 en savoir plus : remivinas-photography.fr |
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Le lac Malawi impressionne tant par sa taille que sa biodiversité. D'une surface de quelque 29 000 km², avec une profondeur atteignant 704 mètres, cette gigantesque masse d'eau douce abrite un millier d'espèces de poissons, avec un taux d'endémisme particulièrement élevé. Certaines espèces se raréfient toutefois, notamment trois du genre Oreochromis qui se confondent sous le nom de « chambo ». En 2004 déjà, l'Union internationale pour la conservation de la nature (IUCN) estimait leur déclin à 70 % sur les dix années écoulées. Entre 2006 et 2016, une étude du biologiste George F. Turner montrait que les captures de chambos au sud du lac sont passées de 70 kg par bateau et par jour, à 4,5 kg. Considéré comme le poisson préféré des Malawites, le chambo est victime de son succès. De l'avis général, 2015 est une année charnière pour les chambos. Classés en « danger critique d'extinction » depuis 2018, ils sont poursuivis sans relâche par les pêcheurs. Nuit après nuit, des hommes éclairent la surface de l'eau pour leurrer les derniers poissons, toujours plus petits. D'ailleurs l'espèce Oreochromis lidole, qui n'a pas été observée depuis 1992, pourrait avoir totalement disparu. Pour autant, la crise que traverse la filière pêche continue d'attirer plus de travailleurs. Très dépendant de l'aide internationale, le Malawi est l'un des pays les plus pauvres du monde. Son économie, qui repose essentiellement sur l'agriculture, le rend extrêmement vulnérable. Et sa démographie, dont l'accroissement exponentiel suscite une demande en denrées alimentaires et en emplois, encourage de facto les efforts de pêche. Dans ce contexte, l'État promeut l'aquaculture, avec une production estimée à 8 000 tonnes de poisson en 2019, tandis que la même année, la pêche traditionnelle dans les grands lacs s'élevait à 130 000 tonnes. Le secteur de la pêche est d'abord artisanal. Une flotte industrielle occupe bel et bien les lieux, mais la taille et l'éventail des chalutiers demeurent réduits. Ces petites et moyennes entreprises sont d'ailleurs soumises à des quotas, totalisant moins de 10 % des prises annuelles. Tout le reste est produit par une myriade de petites embarcations, qu'il s'agisse de chaloupes de 5 mètres de long, ou bien de simples pirogues monoxyles. Taillées dans des troncs d'arbres, ces dernières illustrent un marché florissant. Celui du pêcheur autodidacte, débiteur et opportuniste. Selon l'Organisation des Nations Unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO), 1,6 million de Malawites vivraient directement et indirectement de la pêche en 2021. Ce chiffre agrège les pêcheurs eux-mêmes, les transformateurs, les commerçants, les charpentiers de marine et bien sûr leurs familles. Autant de bouches à nourrir, quitte à employer des moyens illégaux pour y parvenir. D'année en année, depuis un demi-siècle, chaque Malawite voit sa part de poisson réduite. C'est le résultat d'une surexploitation des ressources dans les eaux peu profondes, notamment au sud du lac Malawi. Les pêcheurs artisanaux, qui ne disposent pas des moyens nécessaires pour s'étendre plus au large, concentrent leurs activités à proximité des rives. Or, c'est précisément là que les poissons frayent. En 2002, le Fonds africain de développement (FAD) considérait que la majorité des prises commerciales malawites ne concerne qu'un petit nombre d'espèces de poissons, et que « jusqu'à 70 % des prises réalisées dans le lac Malawi sont composées d'usipas (Engraulicypris sardella), d'utakas (Haplochromis spp.) et de chambos (Oreochromis spp.) ». Encore aujourd'hui, c'est le constat que l’on peut dresser à la remontée des filets. Pourtant les stocks halieutiques déclinent à mesure que la pêche illégale progresse. Ces protagonistes, qui ne sont pas toujours propriétaires de leurs bateaux, ont recours à des outils peu coûteux, mais souvent ravageurs. Bon nombre emploient des filets en monofilament de nylon qui, une fois cassés ou perdus, ne se dégradent pas et continuent ainsi de capturer les poissons… pour rien. Transparents, ces « filets fantômes » représentent un véritable fléau pour la faune. Pire, les plus démunis n'hésitent pas à assembler de vulgaires moustiquaires pour attraper les alevins qui nagent près des berges. Un piège imparable pour les œufs et les juvéniles qui n'auront pas le temps de se reproduire, et une catastrophe écologique à l'échelle du lac. De surcroît, les roselières qui constituent des zones de frai et des nurseries pour les poissons sont massivement abattues, les roseaux fournissant un matériau de construction pour les cases. Aujourd'hui, il n'existe pas de loi contre la destruction systématique de ces habitats naturels, même si une prise de conscience générale s'amorce. Le vent se lève ce jour-là. La troisième plus grande étendue d'eau douce d'Afrique est frisée de vagues, et la navigation devient trop dangereuse pour les pêcheurs. La plupart ne savent pas nager, et face à des phénomènes météorologiques de plus en plus imprévisibles, ils préfèrent rester à terre. Ici comme ailleurs, le changement climatique pose de sérieuses problématiques, comme celle notamment de l'avenir des communautés rurales et de sa prise en main. Si certaines zones du lac sont protégées par les rangers du Parc national du lac Malawi qui patrouillent jour et nuit afin de lutter contre la pêche illégale, rappelons que cette aire réglementée existe depuis 1980. Son efficacité est donc relative compte tenu de la catastrophe écologique. Classé au Patrimoine mondial de l'UNESCO depuis 1984, ce Parc national d’une superficie de 94 km² (soit 0,3 % de la superficie du lac) ne saurait garantir la protection de toutes les espèces présentes. Au moment de son inscription, le Comité du patrimoine mondial recommandait déjà de l'étendre : « L'intégrité à long terme du bien dépend largement de la conservation globale et de la gestion du lac qui sont placées sous la juridiction de trois États souverains, à savoir le Malawi, la Tanzanie et le Mozambique », préconisaient les experts. Aujourd'hui, ce projet est au point mort, des initiatives se développent néanmoins. Depuis quelques années, un élan citoyen se manifeste ici et là sur le rivage. À l'initiative de l'association Ripple Africa, des communautés de pêcheurs se fédèrent autour des problématiques environnementales. En lien avec le Ministère des pêches, ces Beach Village Committees (BVC) tentent de gérer plus efficacement l'activité tout en œuvrant à la restauration des zones de reproduction. Ces gens sont des bénévoles, mais ils ont le droit d'arrêter les clandestins. Ainsi, plusieurs fois par semaine, ils cabotent pour contrôler les prises des pêcheurs et leur matériel. La capture du chambo est interdite du 1er novembre jusqu'à fin février, une loi qu’il faut sans cesse rappeler aux esprits les plus rétifs. Quant aux filets en monofilament de nylon, bannis par décret gouvernemental depuis 2020, ils sont d’après leurs contrôles encore largement utilisés. En cas de fraude constatée, les contrevenants sont avertis. Mais en cas de récidive, ils s'exposent à une lourde amende et leur matériel est confisqué, ce qui représente une tragédie pour ces hommes et leurs familles qui ne vivent exclusivement que du produit de leur pêche. Véritable courroie de transmission des directives ministérielles, chaque BVC œuvre ainsi à sensibiliser à l'échelle locale les acteurs de cette filière. Progressivement, les pêcheurs appliquent les bons gestes, s'appropriant les mesures de conservation destinées à régénérer la qualité et la quantité de poissons dans le lac. À Senga Bay, le BVC est même parvenu à déposer un arrêté interdisant la pêche parmi les roselières. Celui de Monkey Bay projette quant à lui de créer un sanctuaire afin d'exclure définitivement la pêche de là où vivent les hippopotames, près de Venice Beach. Autant de perspectives rassurantes, même si le contexte économique demeure sous tension. Ressource indispensable pour les Malawites, le lac « Nyasa » – comme on l'appelle en Tanzanie et au Mozambique – est plus que jamais sous la responsabilité de ses usagers quant à son avenir. En attendant le développement durable de la région, c'est d'une gestion ciblée des écosystèmes d'eau douce que dépend la biodiversité. Une gageure pour les habitants qui se mobilisent afin de protéger le précieux garde-manger que constitue le lac depuis des millénaires. Valoriser un milieu naturel tout en le préservant, hier encore l'équation paraissait insoluble. « Celui qui désire la pluie doit aussi accepter la boue », dit pourtant un proverbe local. Ainsi face aux obstacles, et pour éviter le pire, se dessine aujourd'hui la seule voie sage à emprunter. Julien Pannetier
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à lire en page 20 du journal Embarquements n°12 inspiré d'un article paru sur seatizens.org |