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TRIBUNE
L'île des possibles
À l'heure où la Conférence des Nations Unies sur les Océans (UNOC3) s'achève à Nice, j'ai à cœur de vous parler d'un atoll du Pacifique que je fréquente in situ depuis 25 ans. Surpêche, pollution plastique, montée du niveau de l'océan, aire marine protégée non surveillée, narcotrafic… Ce territoire ultramarin – inhabité, oublié et pillé – est pourtant un exemple parlant de la défense et de la valorisation des océans. Une île sentinelle dénommée La Passion-Clipperton.
par Stéphane Dugast, le 13 juin 2025
Je suis une tête d'épingle perdue dans l'immensité du Pacifique oriental. Je suis l'atoll le plus isolé au monde selon l'UICN. Je suis inhabité, isolé et… français ! Je suis un caillou de notre république. Une commune singulière sans habitants ni mairie, sans clocher, ni routes, sans poste, ni bâtiments, ni ronds-points. Je ne suis pour l'heure qu'une simple curiosité administrative, à qui un code postal a même été attribué : 98799.

Mon éloignement est total : deux océans et un continent me séparent de la France hexagonale. Paris est distante de près de 11 000 kilomètres à vol d'oiseau. La terre la plus proche, le Mexique, est située à 950 kilomètres au nord-est. Les îles Galapagos à 2 200 kilomètres au sud-est. Tahiti est encore plus éloignée : 5 450 kilomètres dans le sud-ouest. Les îles Marquises, autre territoire français, sont plus proches mais distantes de 3 980 kilomètres. Je suis à l'écart des grandes routes maritimes, ceinturée par une barrière de brisants qui a longtemps rendu mon accès extrêmement difficile.

Jusqu'à récemment, je suis d'ailleurs resté le seul royaume des oiseaux marins, des crabes terrestres et des rats qui sont apparus il y a une vingtaine d'années, suite à l'échouage d'un navire de pêche. Le Rattus rattus a profondément bouleversé mon écosystème, devenant l'espèce dominatrice.
Aujourd'hui, la réduction des stocks de poissons autour de l'île obligeant les oiseaux à s'éloigner de l'atoll pour se nourrir, et la prédation des œufs et des juvéniles par les rats, sont préoccupantes pour la conservation des oiseaux marins nicheurs. Autre inquiétude, les fous masqués (Sula dactylatra) sont peu protecteurs de leurs œufs, à l'inverse d'il y a 20 ans, lorsque les crabes pullulaient sur l'atoll et qu'ils dévoraient toute la végétation sur leur passage, donnant à l'atoll des allures désertiques. © STÉPHANE DUGAST
Quant à mes dimensions, elles sont modestes : 1,7 km² de terres émergées, soit quasiment la taille de la principauté de Monaco. En revanche, s'étend autour de moi une zone économique exclusive (ZEE) dans un rayon de 200 milles nautiques (370 kilomètres), soit 435 000 km², l'équivalent de 80 % de la surface terrestre du territoire métropolitain. Ma ZEE est réputée riche en espèces sous-marines, dont des requins, des thons ou encore des poissons tropicaux. Le poisson ange de Clipperton (Holacanthus limbaughi) est d'ailleurs une espèce très prisée des aquariophiles ; certains sont prêts à débourser jusqu'à 10 000 $ aux États-Unis pour un seul spécimen.

Oui, mes eaux sont pillées sans vergogne par des pêcheurs illicites, à petite échelle comme à échelle industrielle. Il faut dire que mon immense « jardin » marin abrite l'une des réserves en thonidés les plus importantes au monde. Non loin de là, dans une plaine abyssale, dorment des nodules polymétalliques, des concrétions minérales bourrées de métaux rares. Ces richesses des profondeurs excitent les appétits les plus féroces, à commencer bien évidemment par celui de Donald Trump.

Le 24 avril dernier, par ordonnance, le président des États-Unis d'Amérique a d'ailleurs autorisé, et même lancé l'exploitation des grands fonds marins, qu'ils s'opèrent dans les eaux nord-américaines ou dans les eaux internationales, pourtant protégés par l'Autorité internationale des fonds marins (AIFM). Une décision dramatique, bafouant le droit maritime international.

L'océan est pourtant un bien commun de l'humanité, non ?

Noir ou gris, rien n'est jamais rose par 10°17'38'' de latitude Nord et 109°13'02'' de longitude Ouest. Malgré ma taille et mon éloignement des humains, je suis aux premières loges des dérèglements climatiques de notre planète, comme en attestent les résultats de nombreuses expéditions scientifiques conduites sur place, dont celles du docteur Jean-Louis Étienne en 2004-2005 et du professeur Christian Jost en 2015.

Depuis deux décennies, mes 12 kilomètres de côtes sont par ailleurs jonchés d'ordures. Courants marins et tempêtes déposent sur mes plages des chaussures, des bouteilles, des cordages, des pièces métalliques, des bidons d'huile, et mille et un biens de consommation en plastique qui se désagrègent. La mission « Passion 2015 » a estimé la quantité de ces déchets à 45 tonnes, et ce sans compter les microplastiques. D'autres objets, plus curieux encore, s'échouent sur mes plages : des ballots de cocaïne, preuve que la zone est fréquentée par des narcotrafiquants et autres visiteurs de tous poils. Des navires de la Marine nationale sillonnent pourtant ma ZEE, mais seulement 2 ou 3 jours par an, au mieux. Cela n'est pas suffisant.
Près de 45 tonnes de déchets parsèmeraient le rivage de l'atoll, et ce jusque dans les nids des fous. Alors que partout en mer, les scientifiques trouvent pour l'essentiel des microplastiques de quelques millimètres, cette île, reculée comme tant d'autres, témoigne d'échouages massifs de macrodéchets, renforçant s'il en faut l'ampleur du défi. © STÉPHANE DUGAST
De fait, je demeure « un laboratoire géologique et biologique unique au monde » d'après les chercheurs qui m'ont arpentée. Physiquement parlant, je suis proche des États d'Amérique centrale et du sud. Afin de mieux protéger la migration des espèces halieutiques dans cette région du globe, la Colombie, le Costa Rica, le Panama et l'Équateur ont d'ailleurs eu la riche idée de se concerter et de mettre en œuvre un corridor maritime, le CMAR. Grâce à mon immense ZEE, je peux être aisément connecté à ce corridor. Ma position unique et mon biotope font de moi un territoire de choix.

À l'heure de la Conférence des Nations Unies sur les océans (UNOC), qui se tiendra à Nice du 9 au 13 juin 2025, je suis un exemple parlant. Coorganisée par la France et le Costa Rica, cette conférence vise « à accélérer l'action et mobiliser tous les acteurs pour la conservation et l'utilisation durable des océans ».

Atoll sentinelle du climat de notre planète, je suis un laboratoire à ciel ouvert à condition de penser ma protection, et ma valorisation. Ce n'est pas une mince affaire, car je suis le territoire de tous les paradoxes.

Je suis une île tropicale,
 une île polluée,
  une île paradis,
   une île toxique,
    une île sanctuaire,
     une île refuge,
      une île base.

J'entends déjà les pisse-froids et autres pourfendeurs de l'orthodoxie budgétaire critiquer des initiatives de développement me concernant. « Oui, c'est bien tout ça, mais combien cela va encore coûter aux contribuables ? », objecteront-il avec raison.

Se donner les moyens

Des recettes peuvent être pourtant facilement générées, à commencer d'abord par faire exercer les droits de redevance de pêche non perçus chaque année par la France dans ma ZEE. Basons-nous sur des sources ouvertes et l'observation des bateaux de pêche présents dans ce coin de France du Pacifique oriental.

Prenons comme base référentiel 138 000 tonnes par an comme la quantité moyenne de thonidés pêchés dans ma ZEE. Pourquoi ce chiffre ? Car il correspond aux 26 senneurs dûment autorisés à pêcher dans mes eaux. Chacun peut pêcher 27 600 tonnes par campagne, et chacun réalise ad minima 5 campagnes de pêche par an. 27 600 x 5 = 138 000 tonnes.

Appliquons maintenant la redevance de pêche pratiquée en Polynésie française, le territoire le plus proche et similaire, c'est-à-dire 0,5 euro par kilo de poisson capturé. Sortons de nouveau la calculette, le montant des redevances de pêche non perçues s'élève à près de 69 millions par an, soit l'équivalent de 26 mois du salaire du footballeur Kylian Mbappé, les salaires annuels moyens de 12 patrons du CAC 40 ou encore le salaire annuel de 3 194 de nos citoyens au SMIC.

Comprenez que ce territoire peut générer des recettes à condition de s'en donner les moyens !
La stèle et son mât rénovés, les marins de la frégate de surveillance F735 Germinal hissent les couleurs pour marquer la souveraineté de la France sur ce caillou du Pacifique. À chacune de leurs escales, les marins militaires ne manquent jamais de restaurer les marques de la République qui ont été taguées ou détruites. © STÉPHANE DUGAST
Cette manne pourrait ainsi financer la mise en place de drones aériens et maritimes pour me surveiller 365 jours par an. On pourrait bâtir sur mon territoire une base scientifique permanente sur le modèle de celles dans les Terres Australes et Antarctiques Françaises (Taaf) pour y conduire des missions scientifiques d'envergure. Ou encore mener une vaste campagne de dératisation. Je me prends à rêver…

Or la France, dont je suis la propriété définitive depuis 1931 (une longue histoire !) perçoit actuellement 0 euro de redevance pour les thons qui sont officiellement capturés dans ma ZEE. Le seul pays qui bénéficie d'une autorisation à y pêcher est le Mexique, suite à des accords datant du 29 mars 2007 et reconduits tacitement en janvier 2017. Les Mexicains jouent le jeu chaque année, ses armateurs déclarant les quantités pêchées par la flotte de senneurs autorisés à 5 000 tonnes par an, ce qui représente 5 % de la pêche annuelle. Une quantité dérisoire, prétendent-ils. Ce ne sont de surcroît que des avis déclaratifs, jamais vérifiés par nos autorités.

Au-delà de la querelle des chiffres, de la méthode de calculs, ou encore des relations diplomatiques troubles entre Mexique et France, remarquez que le manque à gagner est énorme pour la France mais surtout, l'océan continue d'être pillé sans vergogne. Quant au droit maritime, il n'est guère appliqué dans ma ZEE, comme si la France avait renoncé à exercer sa souveraineté.

Une Ministre un jour, il y a déjà 9 ans, s'est penchée sur mon cas. Un coup de tonnerre dans mon histoire, et dans mes relations avec mon pays d'appartenance, pensait-on. Moi aussi, j'ai été bien naïve. 3 novembre 2016, Ségolène Royal, alors ministre de l'Écologie, du Développement durable et de l'Énergie, annonce officiellement par arrêté la création d'une aire marine protégée, une AMP, dans mes eaux territoriales, et ce dans un rayon de 12 milles nautiques (22,4 kilomètres). 27 espèces menacées de disparition sont ainsi théoriquement protégées dans le but de garantir l'équilibre biologique des écosystèmes marins de cette région du globe. Alléluia !

L'article 3 de cet arrêté interdit : « le mouillage ; l'échouage et le plageage ; tout abandon et dépôt de déchets de quelque nature que ce soit ; l'extraction de matériaux et la prospection minière ; l'introduction d'espèces ; et la plongée sous-marine ». Exceptions étaient cependant accordées aux navires et unités de l'État et aux navires scientifiques qui en feraient la demande (à l'époque) au haut-commissaire de la République en Polynésie française. Une décision forte sur le papier, un véritable coup d'éclat même. La COP22 débutait au Maroc, Madame Royal faisait feu de tout bois avec des annonces percutantes.

Cette annonce me rendit sceptique, et me mit même très en colère. Car qui allait se charger d'appliquer la loi, 365 jours par an ? Personne. Deux mois plus tard, l'accord de pêche conclu en mars 2007 avec le Mexique était pour une durée de 10 ans.

Aux yeux des décideurs dans les ministères à Paris, je suis jugé comme un territoire trop isolé, dépourvu d'infrastructures, et même menacé de disparition. Je vis en effet à fleur d'eau. 3 mètres au-dessus de la mer, c'est mon altitude moyenne et suffisante pour me maintenir à flot, pour l'instant. Cela n'empêche pas les tempêtes et les cyclones de me balayer, et les pluies tropicales de me submerger à intervalles réguliers. Vais-je d'ailleurs résister à la montée du niveau des eaux promise ? Suis-je vouée à être engloutie et disparaître comme d'autres atolls ? Je n'en sais fichtre rien…
Près du rocher culminant, une passe va-t-elle s'ouvrir entre l'océan et le lagon pour le moment fermé ? L'île est très vulnérable aux effets des changements climatiques, notamment la montée des eaux. Une érosion importante est déjà observée dans la partie sud du lagon ; elle pourrait conduire à la réouverture d'anciennes passes et ainsi connecter lagon et océan. © STÉPHANE DUGAST
Montée des eaux, pollution, surpêche, narcotrafic… Mes maux sont en revanche palpables, et nombreux. Je suis une terre isolée, minuscule et fragile, mais je suis un territoire des excès des humains. Alors je prends la parole.

Et si j'étais finalement le territoire ultramarin viable, utile et profitable… Car je suis sans conteste un point chaud de la biodiversité. Un poste avancé pour observer l'océan et ses changements. Un laboratoire à ciel (et océan) ouvert pour construire demain un monde meilleur. Je suis l'île des possibles. Entendez-le à Nice, à San José, à Mexico, à Washington DC et partout ailleurs…

Je suis La Passion-Clipperton.

Stéphane Dugast
Stéphane Dugast est président de l'association loi 1901 « La Passion-Clipperton » dont le but est d'œuvrer au développement et à la protection de ce territoire français injustement méconnu. Il est secrétaire général de la Société des Explorateurs Français, et membre de l'Académie de Marine. Il est rédacteur en chef du journal Embarquements. Il est auteur-reporter et réalisateur depuis l'an 2000, notamment lors de 4 séjours sur l'atoll de La Passion-Clipperton (2001, 2003, 2015 et 2023) avec à la clef des reportages diffusés à la télé et parus dans la presse en France comme à l'étranger. >>> Voir le reportage photo sur l'agence Zeppelin


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